Le miroir sans tain

Elle jouit seule, toujours, devant une glace sans tain.
Qui dit que c’est mal de jouir ? De quel droit une société, quel que soit son degré de malaise, d’anéantissement, d’avancée libertaire, voire de démocratie, juge-t-elle du plaisir que peuvent prendre ou se donner ses membres ? Seule, toujours ! Elle n’a envie de personne ! Elle jouit seule devant une glace sans tain. Elle a besoin d’imaginer que des hommes la regardent pour atteindre l’orgasme, des inconnus ! Ah, ce n’est pas tous les jours, son extase n’est pas réglée comme une horloge malgré sa délicatesse et la complexité de ses rouages. Mais savoir que derrière ce reflet, des mâles peuvent à leur tour se branler en fixant son sexe dévoilé, lui permet d’accéder au paroxysme de la félicité.
J’ai fait installer un miroir ouvrant sur sa chambre, sur ses abysses intimes. Alors, telle une Madame Loyale, en uniforme chamarré découvrant des seins opulents qui attirent — je le constate — les yeux des chalands dans la rue, elle invite au spectacle de sa nudité, à l’aventure de ses mains explorant chaque secret de son anatomie. De ses doigts qui parcourent les doux replis de chairs tendres, elle espère les incidences d’une mécanique qui n’est pas toujours infaillible. Elle cambre son corps, offrant à ces regards dissimulés le meilleur angle de ses courbes. Il est tendu et forme une arche de volupté. Le dos est voûté dans une contraction musculaire involontaire, brutale et inattendue tandis que ses reins se creusent et projettent son ventre vers le ciel de lit. Elle sent que ces messieurs bandent en la contemplant ainsi, qu’ils ont la bave aux lèvres, devant les siennes aussi humides et entrouvertes. De cette concupiscence ressentie, elle tire la légèreté indispensable à ses orgasmes. Là, elle crie, vitupère, éructe, presque violente, alors que ses phalanges pénètrent et fourragent, tantôt raides, sinon un peu recroquevillées pour effleurer la face interne à l’unisson de son clitoris et appuyer sur la rugosité de cette zone si sensible. Elle est secouée de spasmes terribles et jette son bassin en avant dans une danse obscène, lançant sa vulve vers la vitre glacée, cherchant à provoquer davantage les érections de ses compagnons inconnus.
Quand elle jouit une première fois, elle espère qu’ils retiennent leur foutre pour être encore en état de la mater derechef.
Je sais la question que tu te poses. Si un de ces voyeurs tentait de la toucher, de la caresser, de la prendre pendant une de ces séances d’exhibition, sa félicité retomberait aussitôt, comme un soufflé sortit maladroitement du four. C’est leur regard qui l’électrise, pas leur vice. Se sentir hors d’atteinte lui procure tant de plaisir, cependant que leur phallus dressé n’est qu’une agression dont elle se passe volontiers. Même leur visage tordu par l’envie ne lui fait aucun effet, alors que les imaginer la queue raide et les yeux exorbités derrière ce miroir sans tain est très excitant.
Très excitant et rassurant aussi ! Elle est protégée, à l’abri dans une forteresse, loin des pointeaux qu’ils déploient et brandissent, prêts à la pourfendre, à l’ouvrir en partant de son ventre offert et trempé. De ses cuisses sur lesquelles coule l’hydromel de son sexe en fusion, elle n’enserre rien qu’un galant chimérique. Ses mains sont reines, ses doigts vont et viennent de plus en plus profondément, crescendo. Les soupirs qu’elle ne retient pas, les gémissements et les petits cris sont autant de coups de fouet à leur désir de la baiser. Et elle n’est pas à eux. Elle ne le sera jamais.
Elle pénètre son anus d’un auriculaire connaisseur, provoquant de nouvelles vagues de félicité qui l’amènent à rugir. Elle prend tant de plaisir à se faire jouir seule, sans autre contrainte que sa soif d’exhibition. Soif d’amour aussi : elle veut qu’ils l’aiment quand ils éclabousseront la vitre du miroir, son côté obscur. Elle réclame que leur sperme la divinise, qu’il lui fasse une auréole imaginaire alors qu’elle crispe une dernière fois ses cuisses sur le spasme final. En laissant son corps s’affaler sur la couche, elle est parcourue de maints frissons.
Une fois rhabillée, Amélie quitte les lieux par une porte dérobée. Elle rentre fourbue et apaisée chez elle, ignorant le pas rapide de l’homme qui la suit.